Où est Dieu quand tant d’enfants souffrent ?

Débat. Drogue, prostitution, viol, abandon… les enfants des rues de Manille, aux Philippines, subissent le mal à l’état brut. Le père Matthieu Dauchez dirige la fondation Anak-Tnk, qui s’occupe de ces enfants. Est-ce raisonnable de garder la foi dans un tel enfer ?

Le débat entre Lili Sans-Gêne et le père Matthieu Dauchez.

Vous êtes fou ou masochiste d’être allé vous installer sur une décharge pour vous occuper d’enfants des rues à l’autre bout du monde, à Manille ! Ça doit être l’enfer sur terre… 

Ma chère Lili, là je ne peux malheureusement que te donner raison. Oui, c’est effectivement l’enfer sur terre pour ces familles qui vivent sur une décharge. C’est inimaginable ! Ce sont des centaines de familles qui ont bâti leurs petites masures sur des ordures. C’est comme si on les avait tout simplement jetées à la poubelle… Le monde ne veut tellement pas d’eux qu’il s’en débarrasse. Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’est révoltant ! Tu peux effectivement me traiter de fou, ainsi que toute l’équipe qui travaille avec moi auprès de ces familles et ces enfants laissés-pour-compte, mais j’ose croire que c’est la « folie de Dieu » dont parle Saint Paul. « La folie de Dieu est plus sage que les hommes » (1 Co 1, 25). Car je suis sûr que tu ressens dans tes tripes, comme nous ici, le désir de tendre la main à tous ceux qui sont dans le besoin. C’est un désir que Dieu a précieusement enfoui au fond de tous les cœurs.

Votre travail est une goutte d’eau dans un océan de misère. À quoi ça sert de se donner tant de mal puisque vous ne résoudrez jamais le problème ? 

Le Christ ne nous demande assurément pas de résoudre le problème. Ce serait d’ailleurs bien prétentieux de notre part de nous en croire capables, tu ne trouves pas ? Toutefois le Christ nous demande de panser les blessures de cette misère et de consoler les victimes de cette misère. Il nous demande de donner à manger à celui qui a faim, de donner à boire à celui qui a soif, de visiter les malades et les personnes seules (Mt 25, 35-40). Il nous supplie d’ouvrir notre cœur et de tendre notre main aux plus petits. C’est ça l’Évangile ! À Manille, nous ne pouvons pas solutionner la question des « enfants des rues », en revanche nous voulons aider l’enfant abandonné qui se présente devant nous. La vraie charité, c’est celle qui agit ici et maintenant. Et il n’est pas nécessaire pour cela d’aller au bout du monde.

Vous pouvez bien leur donner de la gentillesse, à manger, un toit, une éducation : vous ne réparerez jamais le mal qui a été fait à ces enfants et les a détruits…

Alors là Lili, tu touches un point sensible, mystérieux même, car tu as bien raison : on ne guérit pas ces plaies du cœur, mais on les panse. C’est la force de la compassion. Les blessures de ces cœurs meurtris sont si profondes, parfois si scandaleuses, lorsqu’il s’agit d’abus par exemple, que ce sont des lésions intérieures qui continuent de saigner. Pourtant la compassion, qui est une exigence de l’Évangile, vient transformer la souffrance de l’intérieur. Elle ne vient pas la détruire, elle vient la transfigurer.

Comment pouvez-vous continuer à croire en un Dieu d’amour quand vous êtes témoin des ravages du mal sur ces enfants innocents ?

Je vais t’avouer quelque chose, Lili : il y a eu effectivement des jours où, confronté à l’horreur de ce que subissent les enfants des rues de Manille, j’ai eu envie de hurler ma colère contre Dieu. J’ai eu envie de le blâmer pour tout ce mal qui est fait aux plus petits. J’ai eu envie de lui dire « Mais où es-tu alors que des enfants sont abandonnés, violentés, abusés ? »… Et puis, un soir, avec les éducateurs de la fondation, j’ai vu un enfant dormir sur un carton dans un caniveau, et j’ai entendu fortement au fond de mon cœur cette réponse : Dieu est là, dans ce caniveau.

Il n’y a rien à faire face au mal, que de courber l’échine, et de profiter de la vie avant qu’il arrive. Et votre Dieu n’apportera jamais de réponse !

Pardonne-moi, Lili, mais tu te trompes. En fait, ce que Dieu ne nous donne pas, c’est une explication du mal, une sorte de raisonnement qui éluciderait brillamment le problème. En revanche, il nous montre le chemin de la réponse au mal. Nous ne pouvons effectivement pas expliquer le mal car c’est un mystère qui nous dépasse, mais nous pouvons y répondre… Et nous devons y répondre ! On n’abdique pas devant le mal. Il faut au contraire lui opposer nos armes les plus puissantes : le pardon, la compassion, la joie, l’attention à l’autre… c’est ça qui le désarme impitoyablement. Je vais te donner un exemple qui m’a beaucoup touché : il y a un des pensionnaires de la fondation, Paolo, qui a perdu sa maman lorsqu’il avait cinq ans, puis il a été abandonné par son papa qui ne voulait pas s’occuper de lui. C’est pour cela qu’il a rejoint la fondation et a grandi avec nous. Son papa a finalement été mis en prison pour des histoires sordides de trafics. Paolo a reconstruit sa vie, malgré cette terrible souffrance de l’abandon. Il s’est marié et il a même eu la joie d’avoir un petit garçon. Et bien lorsque son papa a fini par sortir de prison, après de nombreuses années derrière les barreaux, Paolo a voulu l’accueillir chez lui. Il a voulu lui offrir son pardon. Paolo n’a pas demandé d’explication à son papa, il l’a relevé.

Quand on voit comme vous le mal à l’état brut, on se dit que le mal n’a pas de sens.

La plus belle espérance se situe bien souvent au bord du désespoir… et, comme disait Platon, « c’est quand il fait nuit qu’il est beau de croire en la lumière ». Le découragement nous guette parfois, il faut l’avouer, mais nous préférons faire le pari d’un amour qui secoue, plutôt que de nous laisser paralyser par l’écoeurement, la tristesse ou l’amertume.

Face au scandale de la souffrance des enfants, il est où, votre Dieu tout-puissant ?

Je te croyais plus directe encore, Lili, car tu pourrais aller plus loin et demander comment il peut même parfois laisser des prêtres, ses propres instruments, le trahir et être la cause de tels scandales. Et nous revoilà encore plongés dans ce mystère insoutenable du mal, qu’il faut dénoncer de toutes nos forces, sans courber l’échine. Nous donnons notre vie pour un Évangile qui dit que « Celui qui est un scandale pour un seul de ces petits qui croient en moi, il est préférable pour lui qu’on lui accroche au cou une de ces meules que tournent les ânes, et qu’il soit englouti en pleine mer » (Mt 18, 6). Et si le mal semble être vainqueur, et si, encore une fois, aucune explication ne peut venir apaiser notre soif de comprendre pourquoi l’homme est capable de telles ignominies, il faut toutefois lui opposer avec détermination notre réponse : « Mon commandement, le voici : Aimez-vous les uns les autres comme je vous ai aimés. Il n’y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux qu’on aime. » (Jn 15, 12-13). Le mal veut nous plonger dans la désespérance, il veut nous faire croire que le message de l’Évangile est une illusion, il veut nous faire perdre toute confiance dans ceux qui sont ses instruments… mais nous, nous croyons en un message d’amour avec toute l’exigence que cela signifie. Je t’invite à relire le bel hymne à l’amour de Saint Paul (1 Co 13).

Le jour où vous pourrez expliquer le scandale du mal, on s’intéressera à votre religion !

Ma chère Lili, tu auras compris, avec notre débat, qu’il ne s’agit plus d’expliquer le mal, mais d’y répondre. Le mal nous scandalise, et il continuera de le faire jusqu’à la fin des temps… mais il a un adversaire farouche qu’il n’a jamais vaincu, c’est l’amour. Or c’est un Dieu d’amour en qui je crois. Un Dieu innocent qui n’a pas choisi de descendre de la croix, mais qui a pardonné à ses bourreaux.

Matthieu Dauchez
Prêtre rattaché au diocèse de Manille, il est depuis 2014 directeur de la fondation Anak-Tnk qui oeuvre au quotidien pour les enfants de la rue, ainsi que pour les familles des bidonvilles et des chiffonniers de Manille. Le père Dauchez vient de publier un nouveau livre intitulé Pourquoi Dieu permet-il cela ? dans lequel il livre sa réflexion face au scandale du mal qui s’abat sur les enfants des rues. Il a publié d’autres ouvrages sur les enfants des rues : Mendiants d’amour : à l’école des enfants de Manille, Artège, 2010. Le prodigieux mystère de la joie, Artège, 2014. Plus fort que les ténèbres, Artège, 2015.

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